Après la brume

Estelle Rocchitelli
Estelle Rocchitelli, Après la brume

Sur cette île battue par les vents, où les falaises plongent dans la mer et où la lande court à perte de vue, c’est entre les femmes que tout s’organise. Les hommes, eux, travaillent en mer ou sur le continent. Pour tous, l’île reste un refuge, magnétique et paisible. Pourtant un jour, pendant une promenade avec sa classe, la petite Raph disparaît dans la brume, et quand le temps se lève, la fillette reste introuvable. Tandis que les femmes organisent la battue et que l’inquiétude s’installe, la nature alentour se met à résonner d’une histoire trouble et sauvage.

Dans ce premier roman qui nous entraîne loin de tout, Estelle Rocchitelli nous fait entendre tour à tour les voix de ces femmes, nous conte leurs histoires et ce lien puissant qui les unit.

  • Estelle Rocchitelli est née en 1994 et a grandi près de Poitiers. Après des études de cinéma et quelques années de vie bretonne, elle rejoint le Havre étudie au sein du master de création littéraire et travaille dans une épicerie bio. Après la brume est son premier roman.
  • Ce roman m’habite encore.
    Un roman choral surprenant de maturité, en particulier pour un premier roman.
    Un roman magnifique qui a tout pour réussir : une nature omniprésente, tour à tour belle, majestueuse, hostile ; une grande solidarité entre les femmes, de beaux sentiments et de grandes sensibilités.
    J’ai été happée dès les premières lignes par cette écriture évocatrice et organique. J’étais dans la lande, au pied du phare, en haut des falaises, j’ai perçu la violence de la houle...J’ai vibré avec chacune de ces femmes, elles résonnent toutes en moi.
    Une écriture aussi incisive et poétique que la nature insulaire qu’elle décrit si bien. Je me suis laissée embarquer dans ces destins croisés de femmes avec bonheur et délectation...
  • Yuna

    Je me souviens des choses que je n’ai pas vécues. Les femmes debout devant la maison, les mains qui battent sur la poitrine, les souffles qui brûlent et défient le vent. Le chœur des femmes debout, la maison de ma mère, les chants qui sortent des bouches, le ciel de plus en plus noir. Le ventre rond, la peur de la croix posée sur la table, pour chaque ventre rond il y a une croix posée sur la table. Quelqu’un s’en va, une lettre revient et un autre pose pour lui la croix sur la table.

    Je m’en souviens comme si j’étais là. La lande d’avant ma naissance et ma mère qui fend les bruyères, le geste ample de ramener la jupe contre son corps, le tissu qui s’accroche aux herbes hautes. Des masses abruptes au-dessus et il faut marcher, il faut avancer, on ne doit pas se trouver là. Le ciel précède ma mère vers la maison près du phare. Le ventre tendu sous la robe, le vent gonfle les plis, écarte les coutures, donne à manger aux jupes qui enflent. Je suis dans son ventre, sous le nombril et je n’ai pas encore conscience de moi-même.

    Les jambes reconnaissent la route du phare. Elles savent l’odeur des bruyères sous les premières gouttes, elles savent le vent furieux avant qu’on ne l’enferme sous le pas de la porte. Elles devinent l’inquiétude de
    ma mère pour mon père, ou pour un autre. Seule ma mère connaît les hommes qu’elle a perdus. Ils restent autour d’elle, murmurent dans les coins, ils sont debout dans la maison basse, autour de la table, le long des
    murs. Ils murmurent dans les coins et personne ne les voit. Parfois elle se lève, les disperse des bras, leur ordonne de se taire.

    Dans la maison basse, il y a mes sœurs, mon frère, et les femmes du village. Les femmes ont préparé le linge, déployé la couche, le lit, les draps ouverts pour recevoir les hanches de ma mère, ouvrir ses jambes et
    recueillir les cris. Agitées, sages, elles comptent les pas de ma mère de la lande jusqu’au phare, elles comptent les premières gouttes qui dévalent le toit, elles comptent les secondes qui pleuvent de la foudre au tonnerre.
    Mon frère pleure car ma mère n’est pas là. Il ne m’entend pas, qui lui dis de m’attendre.

    Je me souviens des parois du ventre de ma mère, des secousses qui portent, de la nuit rassurante. Je voulais rester dans la nuit. Les ombres hospitalières, les mains de ma mère qui traversent son corps, me portent en courant dans la lande. C’est mon premier voyage. Un tambour bat de plus en plus fort. Celui de ma mère, qui cogne ses côtes, me tend au-dehors. La tempête, ma fille, elle fait les présentations, elle se presse, elle court parce que déjà le séisme commence dans son ventre. La danse viscérale, le tambour, les parois qui craquent, la descente jusqu’au fond de son corps. Puis la peau râpeuse des mains qui m’arrachent à ma mère, ma peur salie des voix qui m’entourent. Le monde hurle. Pour ne pas être en reste je crie moi aussi.

    Depuis le premier jour, je sens le grain venir. Ça prévient entre les genoux, aux arêtes des poignets. C’est infime et ça gratte, sable qui roule entre mes nerfs. Au soir du soixante-seizième automne, je marche dans la plaine. Les champs prennent vie plus fort que d’ordinaire. Il faut avancer, avancer avant que le vent ne devienne un mur. Je vois au loin ma maison basse, ses volets battants. La lande se démène sous mes pieds de vieille, qui flottent dans les grandes bottes grises. Je repousse la tresse derrière mon épaule, la sens battre contre mon dos. Sous le corsage, la petite médaille,
    l’odeur de l’étain qui pique avec la pluie. Devant la maison, les pots de fleurs roulent entre les dalles. Je pousse les volets, verrouille la porte, laisse le jardin derrière moi. Le chemin monte vers les rochers, les gouttes dans les yeux, la nuque, les cheveux comme des insectes autour du visage. Je retrouve la clé, la porte claque, le silence humide du phare.

    Les escaliers glissent. Je grimpe lentement. À l’intérieur, le vent laisse un répit. Tourner, tourner, et là-haut il fait froid, les mains se cachent sous les jupes pour ne pas geler. Dans la petite pièce ronde, la lampe ne brille pas, les vitres reçoivent la pluie, mon frère est là qui veille, sur son banc de bois. Je regarde la grande vitre ronde. La nuit est déjà là. L’horizon aveugle, les éclairs déploient leurs sillons sur la mer. Quand ils touchent les vagues, l’île devient blanche. Pousse-toi un peu, je dis à mon frère, et je m’assois près de lui.

    En face la mer s’étire, les flots se déchaînent, ils ont bien le droit, ils sont libres, au large il n’y a rien. Les bateaux ne passent plus ici. Près des falaises, sous les trombes d’eau, je distingue un point lumineux. La
    lampe trace des arcs sur le sol, la plaine se referme sur la femme qui se fraie un chemin dans les herbes mouvantes.

    C’est elle qui arrive à l’orée de l’automne, avec les tempêtes, descend du bateau, disparaît dans les terres. Son sac de soldat sur le dos, elle niche au creux des falaises, passe ses journées dehors et repart en novembre.

  • Premier chapitre d’Après la brume