Mer agitée

Tabitha Lasley
traduit par Valentine Leÿs
Tabitha Lasley, Mer agitée

Au large de l’Écosse, disséminées sur la Mer du Nord, les plateformes pétrolières sont un monde d’hommes. Là-bas, ils partent plusieurs mois sans toucher terre, éprouvent leur endurance, risquent leur vie et amassent un joli pécule. Tabitha Lasley décide d’enquêter sur cet univers qui lui est interdit et part à Aberdeen pour y rencontrer ceux qui reviennent de ces séjours en mer. La jeune journaliste veut savoir comment sont les hommes quand ils ne vivent qu’entre eux.

Mais son sujet se dérobe. Au fil de ses interviews où les hommes racontent leur mythologie virile, Tabitha endosse malgré elle le rôle de celle restée à terre qui attend, la douce présence qui écoute, l’icône idéalisée dont on rêve. Et la voici bientôt en train de rejouer l’éternelle histoire de la femme qui scrute le large en attendant l’homme parti en mer... Quand l’amour s’en mêle l’enquête journalistique devient beaucoup plus aventureuse.

  • Tabitha Lasley a été journaliste pendant dix ans. Elle a vécu à Londres, Johannesburg et Aberdeen. Mer agitée est son premier livre.
  • Revue de presse
    Cette étude du monde des plateformes d’exploitation pétrolière offshore met en lumière les dynamiques des relations qui unissent les hommes qui y sont partis et les femmes restées à terre.
    Un récit de vie et de voyage singulier et d’une franchise rafraîchissante.
    Un mélange particulier et captivant de récit de vie et de reportage.... texte perspicace sur le désir et sur notre grande capacité à comprendre les rôles de genre qui nous sont assignés, et notre non moins grande difficulté d’y échapper, Mer agitée offre une vue imprenable des ressentiments de la classe ouvrière blanche qui ont contribué à alimenter à la fois le Brexit et la présidence de Trump.
    Un regard acéré sur la masculinité, la classe sociale et le danger enivrant de la passion amoureuse.
    Mer agitée est, en soi, une sorte d’hybride : une enquête qui est aussi une confession mais qui se lit comme un roman. C’est une étude d’une originalité saisissante sur l’amour, la masculinité et le prix à payer dans une profession que peu de gens en dehors de ceux qui la pratiquent peuvent vraiment comprendre.
    Un reportage acide et addictif . . . L’écriture de Mer agitée vaut à elle seule le coup.
    Puissantes et émouvantes, ces histoires de vies professionnelles dans un environnement dangereux et exclusivement masculin sont rendues d’autant plus fortes par la façon dont Lasley refuse de s’absenter du récit.
    À tout point de vue, c’est extraordinaire. Mer agitée vous emmène dans des endroits où peu de livres s’aventurent.
    Lire la prose de Lasley, c’est comme avoir une longue conversation avec une personne très intelligente, intuitive et plus sensible qu’elle n’ose le laisser paraître.
    [Lasley] a l’habileté, une habileté à la Joan Didion, d’infléchir les matériaux de non-fiction de manière subjective, une manière d’évaluer les situations via son système nerveux… Mer agitée a toute la présence de la fiction, mais aussi l’exactitude de la narrative non fiction et la lueur de la confession. [Lasley] évoque une industrie et un lieu, mais pas seulement : elle nous montre aussi les hommes eux-mêmes, et leur relation à elle. C’est une mystérieuse histoire d’amour et de peur.
    Entre roman et souvenirs personnels, Tabitha Lasley tisse un récit très prenant.
    Tabitha Lasley tresse avec naturel leurs récits et celui de son histoire d’amour appelée à mal tourner, ses réflexions sur la virilité, sur l’argent qui brûle les doigts et sur ce qui constitue un chez-soi.
  • Ce livre est tiré d’une série d’entretiens menés sur une période de six mois. Les noms propres, les noms des employeurs et toute autre information pouvant permettre d’identifier les individus ont été modifiés afin de protéger leur vie privée. Certaines séquences sont composées d’un assemblage d’entretiens avec différentes personnes, condensés pour plus de clarté et d’anonymat. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.

    Une fois, une fille est venue sur notre plateforme. Elle avait dans les dix-neuf ans. Un soir, elle jouait au billard dans la salle de repos. Elle était en mini-short. Ça s’est su et la salle a commencé à se remplir, à se remplir, à se remplir. Au bout d’un moment, c’était comme si tous les hommes de la plateforme étaient dans la pièce, assis là, à la regarder jouer au billard. Comme elle avait rien fait de mal, elle a pas été rappelée à l’ordre, mais son supérieur, par contre, oui. Ils lui ont dit : « Vous auriez dû la prévenir. Lui dire qu’elle peut pas faire ça ici. C’était votre boulot de la prévenir, et vous l’avez pas fait. » Et la fille, elle est plus jamais revenue. C’était la première fois qu’elle montait sur une plateforme. Et aussi la dernière.


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    T-Block


    — C’est où, chez toi ?
    En posant la question, je regardais sa bouche. Je n’avais jamais entendu un accent comme le sien. Il ressemblait un peu au mien : le k corrosif de Liverpool, la manière d’étirer certaines voyelles, mais avec ce mélisme propre au nord-est de l’Angleterre qui fait que module se prononce mod-you-al, que sure devient shower.
    Ses lèvres étaient fines mais donnaient l’impression d’être charnues. Elles semblaient douces et malléables. Sa bouche était encadrée de deux profonds sillons qui couraient des côtés de son nez jusqu’à son menton et disparaissaient quand il souriait.
    J’ai résisté à l’envie d’introduire un doigt dans une des commissures et de la pousser vers le haut pour voir le sillon disparaître. Quand ses lèvres se sont ouvertes pour parler, j’ai vu le léger intervalle entre ses incisives.
    — Stockton, a-t-il répondu.
    Sur la route où vit ma mère se trouve un point aveugle où des gens meurent parfois. On appelle ce lieu « les tournants ». La zone est semi-rurale, avec des barres de HLM interrompues par des plages de vert, mais aussi des marqueurs de campagne véritable : routes à une seule voie, chemins de terre, intersections cachées par des haies. Les routes nationales sont larges, avec une courbure paresseuse qui invite à la vitesse.
    Une nuit, en revenant d’une soirée à Kinetic, nous sommes passés par les tournants et nous avons eu un accident. C’était en novembre et il pleuvait. Mon copain conduisait une petite berline bon marché avec des pneus étroits et quand il a pris un virage trop vite, les roues ont cessé d’adhérer à la surface de la route. La voiture a glissé en travers du bitume comme
    une lame sur la glace et fait plusieurs tonneaux, fracassant un portail de métal, une clôture et une haie cousue de barbelés. En voyant la haie foncer vers nous dans la lumière des phares, je me suis dit que, cette fois, j’allais mourir.
    Nous avions déjà eu deux accidents et, dans le tourbillon de ces secondes dilatées, j’ai eu la nette certitude que j’avais épuisé les chances dont je disposais. Les garçons à l’arrière m’ont raconté plus tard qu’ils m’avaient crue morte. Ils avaient vu ma tête, coiffée de mon bob Fila bleu, cogner trois fois contre le toit et retomber sur mon sternum, la tige de mon cou
    pliée à un angle de mauvais augure. Mais lorsque la voiture s’est immobilisée dans un fossé et que mon copain a hurlé aux passagers « Sortez de là, sortez de là, bordel ! », parce que le moteur sous le capot s’était mis à fumer, je me suis redressée en position assise et j’ai serré les dents. J’ai senti quelque chose qui crissait entre mes molaires. Du verre pulvérisé, réduit en fine poussière. J’ai tenté d’ouvrir la portière mais quand la voiture avait dévalé la pente en tonneaux le barbelé s’était enroulé autour d’elle comme du fil autour d’une bobine. J’ai secoué la
    poignée, sentant la panique se déployer dans ma poitrine, et j’ai compris que j’étais toute seule.