Chimères tropicales

Corinne Morel Darleux
Corinne Morel Darleux, Chimères tropicales

C’est souvent dans la forêt que naissent les histoires. Sous les tropiques, c’est un territoire à la fois familier et étrange, où les sens sont trompés à chaque pas, où l’illusion et la réalité se confondent. Pour Ariane, qui n’a jamais quitté les montagnes françaises de son enfance, la jungle est de ces lieux fantasmés sur lequel elle a tout lu, tout vu. Alors le jour où deux avions s’écrasent en pleine forêt tropicale, brouillant la frontière entre fiction et réalité, le roman peut commencer.
Dans ce livre envoutant, Corinne Morel Darleux nous entraîne dans un dédale de limbes et de lianes où se croisent des morts inaccomplis, un réalisateur de cinéma, des chamans et des infirmières, un homme jaguar, des voiliers et un Opéra. Elle nous parle du pouvoir de l’imagination, de son caractère aussi subversif que salvateur, et explore les instants de nos existences où l’illusion envahit notre esprit.

  • Installée au pied du Vercors depuis plus de quinze ans, Corinne Morel Darleux est chroniqueuse, essayiste et romancière. Engagée dans de nombreux réseaux écologistes, libertaires et paysans, elle se consacre au militantisme de terrain et à une écriture qui questionne notre rapport au monde.
  • Première partie - ARIANE

    « Dans la jungle le passé est avalé, seul existe le moment présent ; mais parfois le futur s’y manifeste en avance et révèle sa nature avant que le monde extérieur en ait eu connaissance »
    Salman Rushdie

    Des loups-garous hérités de la mythologie et des vampires en Transylvanie, des enfants nés d’ours violeurs des pays baltes aux Pyrénées, des hommes qui laissent des empreintes de rennes en Sibérie, des serpents qui parlent en Estonie, un Dieu-éléphant en Inde écrivant à la pointe de sa défense, une femme renard au Japon, et, partout dans le monde, des esprits et des divinités… C’est souvent dans la forêt que naissent les histoires, que s’ouvrent le temps du rêve et l’espace du mythe. Un territoire à la fois familier et étrange, où les sens sont trompés à chaque pas, faisant vaciller la notion même de réalité.

    Sous les tropiques, dans la selve, les branches et les feuilles tombées à terre pourrissent en dégageant une odeur de mort. La touffeur, chaude et humide, charge l’air de moisissures et corrompt la peinture, les constructions, contrant toute tentative d’anthropisation. La vue est limitée par la profusion de végétaux sous lesquels glissent des êtres énigmatiques. Il s’y faufile des créatures que l’on ne connaît pas ; y résonnent des cris que l’on ne comprend pas. Est-ce le vent qui agite ce buisson ou une bête en train de se mouvoir ? Le vacarme des cris de centaines d’oiseaux trouble l’orientation, les hurlements des singes noirs font trembler la canopée ; et le silence lui-même n’apporte aucun réconfort, car alors c’est qu’un fauve est en train de roder.

    Tout n’est qu’illusion d’optique. Des chenilles urticantes se parent de couleurs magnifiques, les phasmes prennent l’apparence de bouts de bois, les plus belles baies sont toxiques. À chaque pluie, des sangsues voraces apparaissent par milliers. Des serpents se tapissent sous les rochers ou à l’affût sur une branche, prêts à se laisser chuter ; tout semble guetter sa proie. Tout est venin, crocs, frôlements, ventouses et sucements ; l’esprit s’égare et chavire ; la forêt appelle la folie et le sang.

    Nul hasard donc si notre histoire démarre par l’action d’une lame à double tranchant : un poignard destiné aux zombies – pas ces vivants empoisonnés, enterrés puis réduits à l’esclavage en Haïti, mais des défunts inaccomplis qui, au lieu de partir sagement au pays des morts, refusent leur sort et restent pour tourmenter les vivants.

    Mais le poignard viendra plus tard.

    Pour l’heure, la victime, Ariane, ne sait pas encore que la jungle va constituer le décor factice de son agonie. Elle ne sait pas encore que son meurtrier s’appelle Cadillac et que l’année s’achèvera dans un bain de sang.

    Pourtant, tous les personnages, ceux qu’elle a connus comme ceux qu’elle va créer dans son délire (car ceci est un délire, l’histoire d’un dernier soupir, rauque et humide, chargé de souvenirs et de ces fictions que l’on s’invente à l’heure de mourir), tous les personnages sont déjà en place.

    Là, un homme coiffé d’un panama effectue un pas de gymnastique en coulisses. Devant la glace teintée d’un aéroport, une jeune femme remue des lèvres silencieusement en tressant ses cheveux blonds. Deux enfants patientent en balançant leurs jambes sur un muret, les doigts graisseux de beignets. Un berger allemand frétille de la queue à l’arrivée d’un soldat qui lui tapote les flancs en passant. Chacun attend son heure. Mais il n’y a personne, dans la pièce réservée aux costumes, pour s’occuper de la jeune guenon qui geint à fendre le cœur, accrochée à une paire de bottes en caoutchouc. Madeleine est en retard, Cadillac n’est pas encore arrivé. Ils ont encore un peu de temps. Car ce matin-là, pour Ariane, la jungle n’existe encore que dans les nouvelles qui s’affichent sur son écran.

    Cela fait dix jours que les niños ont disparu. Les journaux ont reconstitué les circonstances de l’accident, publié des photos de l’aérodrome et multiplié les reportages sur place, au village où vivaient les enfants. Mais depuis le crash, on a perdu leur trace.

    Ariane n’est jamais allée dans la jungle ; à trente ans, elle n’a même jamais pris l’avion. Pourtant, comme Le Douanier Rousseau qui peuplait ses toiles de tigres et de jungles luxuriantes sans avoir jamais quitté le pays, associant de manière très approximative tiges et fleurs dépareillées ou faisant pousser des oranges dans les acacias, Ariane rêve et invente sa propre jungle : chaque matin elle prend son café au milieu de la forêt tropicale, entourée de fauves et de gémissements. Comme des millions de personnes dans le monde, elle vit, depuis l’accident, au rythme des flux d’informations. Elle lit tout ; et ses cauchemars se peuplent de lianes et de boue.

  • Les dalvettes en parlent